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Die Schickse - extrait audio 2
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Elle se tairait toute une vie, au lit, quelques heures par jour. En dehors de ces heures, ce n'étaient qu'invectives, cris, voix haute, actions, mouvements, détermination, dirigisme, coups de téléphones, courses. Elle ne faisait pas fabriquer ses meubles sur place, non, il faudrait aller à Milan pour commander un faux Louis XVI d'un mauvais goût inénarrable. Le seul endroit ou faire faire les costumes du père de Moïse, chez un tailleur du Carreau du Temple, à Paris.
Elle organisait, discutait. Non, ce ne serait pas comme cela, ce serait autrement. Comme elle l'entendait. Johnny en Amérique n'était pas encore marié, il fallait lui mettre la bague au doigt. Elle lui donnerait une rente pour qu'il puisse voyager, s'amuser à son aise. On descendrait au Waldorf Astoria et nulle part ailleurs. Au Kulm Hôtel à Saint Moritz et elle déserterait le George V pour mauvais services. Au Sheraton de Tel-Aviv, on craignait son arrivée. Le père de Moïse était un des actionnaires de l'hôtel. Elle terrorisait le personnel. Elle décidait tout. Elle devait tout savoir, elle avait tissé toute une vie un réseau d'informateurs qui la renseignait sur chaque mouvement de ses proches. Si Salzmann téléphonait chez nous pour savoir si Moïse assisterait au kiddoush en compagnie de sa schickse, elle était derrière.
La "Mata Hari" de Francfort était en action. L'espion venu du froid ne pouvait jamais baisser les armes. Il s'immisçait dans chaque âme pour la diriger. Il avait soigneusement implanté dans chaque cerveau un micro processeur à portée illimitée. On se trouvait à Bangkok, elle le savait. On avait la grippe, elle le savait. On achetait un parapluie, elle le savait. Ses informateurs lui léchaient les pieds. Elle était si généreuse. Elle lâchait ses dollars facilement sans avoir conscience de leur réelle valeur. Sa suite au Waldorf Astoria était occupée, elle disait à Salami qui devenait rouge comme une pivoine  : "Donne cent dollars à la réceptionniste." "C'est beaucoup trop, tu es folle !" disait-il. Elle sortait cent dollars de son sac, en disant  : "Tiens, chérie !" Elle finissait par obtenir ce qu'elle voulait, sans lâcher prise, en hurlant, en crachant, en soudoyant, en avilissant. Si on la contredisait, si un évènement non concocté par elle avait lieu, si elle l'avait interdit en menaçant qu'elle mourrait et que son mari mourrait derrière elle, elle se jetait par terre, vraiment par terre, physiquement, en râlant, en pleurant, en vociférant et perdait connaissance. On appelait le médecin, elle avait droit à sa piqûre et pourrait conclure qu'on avait voulu l'assassiner.
Elle finissait par obtenir ce qu'elle voulait, sans lâcher prise, en hurlant, en crachant, en soudoyant, en avilissant. Si on la contredisait, si un évènement non concocté par elle avait lieu, si elle l'avait interdit en menaçant qu'elle mourrait et que son mari mourrait derrière elle, elle se jetait par terre, vraiment par terre, physiquement, en râlant, en pleurant, en vociférant et perdait connaissance. On appelait le médecin, elle avait droit à sa piqûre et pourrait conclure qu'on avait voulu l'assassiner.
Bien sûr, la plupart du temps, le responsable était Moïse. On avait voulu l'assassiner quand sa petite fille Dina, la fille aimée de Salami, étudiante à l'université de Columbia était tombée amoureuse d'un arabe. Comment l'avait-elle su ? Quel informateur ou quelle informatrice avait-elle traqué ? Elle avait forcé Salami à partir retrouver la Juliette et neutraliser le Roméo. Depuis cet évènement déplorable, Moïse et moi n'avons jamais revu une seule lueur dans le regard de Dina. Nous ne l'avons plus jamais vu rire. Elle s'est mariée avec un sexologue de l'âge de son père et a accouché d'un enfant beaucoup trop tôt. Elle n'a jamais vécu, et s'est retrouvée soudainement mère sans avoir jamais été femme.
La grande instigatrice de cet acte barbare avait réussi à ce que Dina rentre au bercail, retrouve la bergerie, mais à quel prix ? L'araignée tissait sa toile inlassablement et bouffait les mouches qui s'y prenaient les pattes. Seul Moïse ne s'était pas laissé prendre. Il s'était inventé son monde à part, secret et personne ne pouvait y pénétrer. Elle tenterait tout ce qui est possible pour le récupérer. La mère maquerelle de la communauté invitait Rebecca d'Amérique, et arrangeait une rencontre sans que Moïse sache qu'elle en était l'instigatrice. Puis, Raquel d'Israël ou encore Mary de Londres. Si la planète Mars avait été habitée, elle aurait pris une fusée pour sauver Moïse du péché. Dans chaque pays où elle passait on savait qu'elle avait un fils à marier. Et quel parti ! Un parti extrêmement lucratif. Un parti avec des immeubles, des hôtels, des maisons dans au moins trois pays au monde.
Toutes les mères rêvaient de ce parti pour leur fille. Elles débordaient d'imagination pour coincer Moïse. L'une d'elles s'était jetée dans les bras de Moïse et l'avait emmené à l'Hôtel Mondial, une nuit... et lui présenterait sa fille le lendemain matin pendant le petit déjeuner. La mère de Moïse aurait pu monter un réseau international à la manière de Madame Claude. Elle possédait la photo et la fiche signalétique de chaque future possible héritière de Moïse. Le fichier était considérable et ne recelait que des très jeunes filles, d'une beauté renversante. Moïse était au Kulm Hôtel à Saint Moritz avec ses parents, comme par hasard on rencontrait une connaissance avec jeune fille rangée et belle comme le jour. Paris, Londres, Tel-Aviv, New York. Le téléphone arabe fonctionnait. L'agence matrimoniale était sur les dents au moindre déplacement de Moïse. Et quand Moïse quitta sa chambre de service au-dessus de l'appartement familial, il éprouva un grand soulagement. Il allait déménager plusieurs fois, brouiller les pistes et un jour elle n'arriverait plus à le localiser.
Elle ne baissait jamais les bras, forte comme une ronce qui s'accroche, indestructible. Elle avait tellement souffert, presque détruite par la guerre, elle s'en était relevée. Il avait fallu faire une croix mentale sur tous ces morts supposés. Qu'étaient devenus ses frères et soeurs ? Ils étaient morts, bien sûr, mais où, comment ? L'imagination de leur mort lui créait des troubles mentaux. Etaient-ils morts fusillés, brûlés, gazés ? Elle envisageait chaque possibilité. Une à une. Elle voyait le visage épanoui de sa petite soeur Myriam se déformer, se tordre de souffrance au moment du viol, et son frère Janek courir dans un champ enneigé tomber, criblé de balles, et son autre frère décharné, asphyxié par les gaz.
Comment étaient-ils morts ? Son esprit divaguait dans l'horreur. Elle ne pouvait plus dormir. Elle se revoyait, enfant à Lodz sur les genoux de son père, puis adolescente derrière son corbillard, tiré par des chevaux, puis voyait cent cercueils dévaler la pente d'une colline tomber dans un trou immense au bord duquel se tenaient des soldats de la Wehrmacht en uniformes et le pharmacien, l'épicier, le menuisier et le directeur des postes de Lodz, la pelle à la main. Elle voyait Moïse, bébé, lui être arraché et fracassé contre un mur, explosant de tout son sang.
Elle ne serait jamais tranquille. Elle avait peur qu'un homme entre par la fenêtre. On la croyait folle. Le seul remède à cette soi-disant folie : les électrochocs. Et elle en avait subi, se débattant comme un animal battu, les mâchoires vissées par la souffrance, le corps traumatisé, l'esprit encore plus troublé. Sa tête avait flanché la première fois juste après la guerre. Elle était enceinte de Moïse, et déjà bien ronde apprit que son frère Yourek avait été tué par des partisans polonais. Elle ne s'en remit jamais, car le jour où Moïse et Salami visitèrent leur mère à l'asile, ils la trouvèrent allongée, comme effacée par les électrochocs, presque incapable de leur faire entendre sa voix, leur parler de Yourek et de la fusillade, qu'on lui avait raconté, qu'elle avait imaginé, et qui avait bien eu lieu.

Die Schickse
Roman
1996

Die Schickse : Mot yiddish, signifiant de façon dédaigneuse : traînée, garce, salope, non juive.

" Die Schickse est un grand roman, prenant, sur l'amour d'une non juive et d'un juif dont la famille ne peut pas accepter la relation, avec en filigrane l'histoire allemande et l'holocauste."
Présentation de l'éditeur Schöffling.

> www.schoeffling.de (Editions)

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